Réquisitoire de Séguier

Courrier de Bas-Rhin, 30 septembre 1775 De Paris le 22 septembre. […]

C’est par un arrêté du Parlement du 18 août, que le Mercure de France du même mois, avait été remis aux gens du Roi chargé de rendre compte des pages où est compris l’extrait de la Diatribe à l’auteur des Éphémérides. En conséquence, le 7 de ce mois, toutes les chambres assemblées, l’avocat général Séguier a fait contre cet ouvrage le réquisitoire suivant.

« Messieurs. La cour, par son arrêt du 18 du mois d’août, nous a remis le Mercure de France du même mois, et nous a chargé de rendre compte des pages 59 et suivantes, jusques et compris la page 71. Il y est question d’une brochure intitulée, Diatribe à l’auteur des Éphémérides, et on dit qu’elle se trouve chez tous les libraires qui vendent des nouveautés. L’auteur de cet article, le sieur de la Harpe, (car il a pris la précaution d’annoncer que cet article est son ouvrage), l’auteur, disons-nous, comme pour prévenir le lecteur sur l’extrait qu’il va présenter d’une satire aussi méprisable que fanatique, ne craint point de l’attribuer à un homme célèbre [Voltaire], qu’il n’a pas jugé à propos de nommer ; et c’est, dit-il, à de tels écrivains qu’il appartient, surtout, de diriger l’opinion publique sur les matières importantes. Quels sont cependant les points sur lesquels on veut diriger l’opinion générale ? c’est la misère dont la nation a été accablée depuis Jules César, jusqu’au grand Julien le Philosophe. Ce prince, d’abord chrétien, ensuite apostat, nous traita avec clémence, il fit tout ce qu’a voulu faire depuis notre grand Henri IV : Et bientôt, dans une comparaison odieuse pour un Roi qui fera toujours les délices de la France, feignant d’oublier que Henri le Grand, élevé dans la religion prétendue Réformée, en avait abjuré les erreurs pour rentrer dans le sein de la religion Catholique, l’auteur cherche à rendre le contraste plus frappant, en opposant Julien, après son apostasie, à Henri, avant sa conversion, et s’écrie : c’est à un païen et à un huguenot que nous devons les seuls beaux jours dont nous ayons joui jusqu’au siècle de Louis XIV. Nous ne relevons ici cette citation que pour faire mieux sentir, et la mauvaise foi de l’homme célèbre à qui on attribue cette Diatribe, et la partialité de l’éditeur qui en a rendu compte dans le Mercure. Quoi donc ! sans faire ici l’énumération de tous les rois qui se sont succédés sur le trône de la France, les règnes de Louis XII, le père du peuple, et de Charles V, surnommé le Sage, ont été des règnes malheureux, et la nation a gémi sous les lois de tous les souverains qui ont précédé ce Henri, devenu la tige du monarque bienfaisant qui nous gouverne. C’était trop peu pour l’auteur de cet ouvrage licencieux d’attaquer l’administration et la forme du gouvernement de tous nos rois, il s’est fait un plaisir de tourner en ridicule notre religion sainte elle-même. Il semble imputer aux ministres de l’Évangile des troubles dont il [619] ne faut peut-être chercher la source que dans cet esprit d’indépendance répandu dans tous les états. N’en doutez pas, Messieurs, la division qu’on voudrait élever, et qui ne subsistera jamais, entre les ministres des autels et les dépositaires de l’autorité royale, ce système de rivalité que les ennemis des uns et des autres ont prétendu leur faire adopter ; cette diversité d’opinions qu’on a vu quelquefois, mais qui n’intéresse que le corps politique de l’État, doit être envisagée comme la cause cachée de tous les malheurs que la France a éprouvés. La religion est un des principaux liens de la société : on ne peut l’avilir sans altérer le premier motif de l’obéissance des peuples ; et, du moment que la religion est exposée au mépris, on oublie aisément le respect que l’on doit à ceux qui sont chargés par état de l’annoncer et de la défendre. Le moment est arrivé où le clergé et la magistrature doivent se réunir et, par un heureux accord, écarter les atteintes que des mains impies voudraient porter au trône et à l’autel. Les magistrats, en veillant à la tranquillité publique, et en rendant la justice aux citoyens, feront en même temps respecter nos saintes écritures, nos dogmes sacrés, nos divins mystères ; et les successeurs des Apôtres, qui sont dépositaires de la doctrine et juges de la foi, les ministres de l’Église à leur tour, en annonçant la parole de Dieu, et en instruisant les fidèles, feront respecter l’autorité des lois, entretiendront les peuples dans la soumission qu’ils doivent à leur souverain, et leur apprendront à regarder les oracles de la justice divine elle-même, qui veut qu’on obéisse aux puissances que le ciel a établies sur la terre. Cette précieuse harmonie bannira bientôt, du milieu d’un peuple religieux et soumis, cette foule d’écrits licencieux, de brochures scandaleuses, des libelles impies, qui attaquent également, et la majesté divine, et la majesté royale. Les écrivains du siècle, que rien n’a pu contenir jusqu’à ce ce jour, redouteront cette union tant désirée du sacerdoce et de l’empire ; ils craindront également, et les censures, et les regards vengeurs des ministres de la loi. On ne les verra plus tourner en dérision les allégories sacrées employées dans nos saintes écritures ; ils ne se feront plus un jeu de répandre à pleines mains ce ridicule que la gaieté française saisit avec avidité, qu’ils prodiguent au défaut de raisons, et qui finirait pas détruire l’antique croyance de bons pères, dont la simplicité était préférable à la légèreté de nos principes et de nos mœurs. L’ouvrage dont nous avons l’honneur de vous rendre compte en ce moment est tout entier de ce genre, il ne présente qu’une ironie, aussi affectée que criminelle, contre la magistrature et le clergé ; c’est un tissu de propositions aussi déplacées que scandaleuses, qui n’ont pour but que d’exciter dans les esprits une nouvelle fermentation. Pour prévenir de pareils excès, nous croyons devoir proposer à la cour d’enjoindre au sieur de la Harpe, auteur de l’extrait qu’on lit dans le Mercure, d’être plus circonspects à l’avenir, et requérir que défenses lui soient faites de plus à l’avenir insérer dans le Mercure aucunes réflexions et aucuns extraits d’ouvrages qui puissent attaquer la religion, le gouvernement et la mémoire de nos Rois. C’est l’objet des conclusions par écrit que nous laissons à la cour avec l’exemplaire du Mercure qu’elle nous a fait remettre. » Et [s]e sont lesdits gens du Roi retirés ; eux retirés. Vu, dans le Mercure de France du mois d’août de la présente année 1775, l’article intitulé : Diatribe à l’auteur des Éphémérides, commençant à la page 59 et finissant à la page 71 dudit Mercure ; conclusions du procureur général du Roi ; ouï le rapport de Me Léonard de Sahuguet, conseiller : La matière sur ce mise en délibération. « La cour enjoint à de la Harpe, auteur de l’article susmentionné, à Louvel, censeur, et à la Combe, imprimeur, d’être plus circonspects à l’avenir ; leur fait défenses de plus à l’avenir insérer dans ledit Mercure, approuver, ni imprimer aucunes réflexions et aucuns extraits d’ouvrages qui pourraient attaquer la religion, le gouvernement et la mémoire de nos Rois. Ordonne que le [620] présent arrêt sera imprimé et affiché. Fait en parlement, toutes les chambres assemblées, le 7 septembre 1775. (Signé) Lebret. »